L’an dernier vous aviez adoré notre bilan de mi-saison à l’américaine, soit la possibilité d’avoir sur une seule et même page les 25 disques qu’il faut avoir écoutés pour tenter de comprendre soniquement cette drôle d’année 2020. Comme d’habitude, vous allez aimer vous énerver contre les absents et acheter les disques que vous n’aviez pas encore écoutés. Et vous avez raison. Vous avez toujours raison. Car vous écoutez Le Grigri et savez donc que nos choix sont militants, variés et internationaux. Ils vont du Nigéria au Brésil, du hip-hop aux traditions gnawa, du jazz chelou au groove chéper. Et puis surtout, ils ne sont pas véritablement au nombre de 25. Il y a du rab’ parce qu’on est comme les glaciers qui bourrent les cornets: on a la générosité de la gourmandise. Bonne écoute, bonne lecture et bonne nouvelle demi-année qu’on vous souhaite la plus déconfinée possible. Cliquez sur la pochette pour écouter le disque ou rendez-vous ce mardi soir sur Le Grigri de 18H à 20h pour les écouter grandeur nature!
ANTOINE BERJEAUT & MAKAYA McCRAVEN – Moving Cities
Il est déjà sorti il y a quelques semaines. Le vinyle est même sold out sur Bandcamp et Le Grigri vous en avait fait découvrir un extrait en avant-première. Oui, mais voilà, il vieillit bien, très bien. Alors, on ne pouvait pas ne pas en faire un disque de la semaine. Déjà parce qu’il célèbre l’union de deux types qu’on aime beaucoup: le trompettiste français Antoine Berjeaut et le batteur américain Makaya McCraven. Deux spécimens qui, comme Le Grigri, pratiquent régulièrement l’échangisme entre jazz et hip-hop. Et puis parce qu’il contient une flopée de morceaux accrocheurs comme un banc de piranhas à jeun: “Triple A”, “Shadows” ou “JP’s Beat” s’enchaînent en ouverture comme dans un rêve de Leonardo Di Caprio dans Inception: entre miroirs et (ir)réalités – les villes en mouvement du titre et de la pochette rappellent d’ailleurs la fameuse scène de city bending du film de Christopher Nolan.
Et puis la force de ce disque, c’est que c’est une rencontre, une vraie. La trompette d’Antoine Berjeaut sonne différemment au contact de la batterie de Makaya McCraven (…Lire la suite…)
FIGUB BRAZLEVIC – Kaseta De Ouf
Parfois un seul titre suffit. En quelques secondes, on sait qu’un album va vous coller aux basques comme un chewing-gum sous la basket. C’est le cas de Kaseta de Ouf. Dès le morceau de bravoure d’ouverture, “Savior Of The Muse”, on a senti qu’on tenait notre premier album de la semaine de 2020. Pourquoi? Parce que c’est du beatmaking d’orfèvre: minimal et sophistiqué à la fois, ça frémit et fourmille dans tous les sens – un bon beatmaker est comme un bon aphoriste, il doit se shooter à la concision. Parce que c’est du beatmaking gorgé de samples soul et jazz (cf. le classieux “Mi Smo Jedno” ou le très moite “Devoted Passion”). Parce que c’est du beatmaking old school mais pas passéiste – la preuve, le morceau “K.R.E.A.M.” qui fait un clin d’oeil évident au “C.R.E.A.M.” du Wu-Tang, tout en faisant un beau pas de côté. Cette philosophie, l’Allemand Figub Brazlevič l’a lui-même synthétisée en une formule: Olschool Future. C’est le nom de son premier LP sorti en 2012 chez Sichtexot Records. Mais c’est aussi le nom du crew de beatmakers qu’il a co-fondé. L’autre grande création de ce Berlinois qui s’auto-définit comme fils du Soleil (sa mère) et de la Lune (son père), (…Lire la suite…)
JONAH PARZEN-JOHNSON – Imagine Giving Up
Si vous cherchiez le chaînon manquant entre Colin Stetson et The Comet Is Coming, vous avez cliqué à la bonne page. Saxophoniste baryton qui aime la jouer solo (comme Stetson), Jonah Parzen-Johnson affiche un fort penchant pour le jazz synthétique, celui qui mélange gros son de cuivre et textures électroniques (comme The Comet). Sur cet album franchement ovinesque, ce natif de Chicago qui a eu pour prof Mwata Bowden de l’AACM explore en six mouvements les relations entre saxophone bien membré et machines mi-vintage mi-futuristes. Tour à tour symphonie en solitaire pour poor lonesome cow-boy 2.0 (“The Smile When You Fall”), folksong irlandaise avec son de paquebot intégré (“Everything is Everything Else”) ou blues du futur pour saxophone du temps présent ‘(“Find The Feeling”), Imagine Giving Up est un disque aussi surprenant et contemplatif qu’enveloppant et déstabilisant. Un truc bien chelou comme on les aime, qui pourrait à la fois s’inscrire dans les pas de Boards of Canada ou Four Tet comme de John Surman ou Håkon Kornstad. (…Lire la suite…)
VINCENT COURTOIS – Love of Life
Parfois, il faut savoir la jouer humble devant un disque. Et juste reconnaître qu’il est beau. Ni plus ni moins. C’est le cas de Love of Life. On aurait même presque envie de s’arrêter là et de vous inviter à l’écouter de suite, que sur soit sur Le Grigri ou sur le Bandcamp de son label, La Buissonne. Le souci, c’est qu’il y a toute une histoire derriere ce nouveau chef-d’oeuvre de la triade Vincent Courtois (violoncelle) Daniel Erdmann (saxophone) Robin Fincker (clarinette et saxophone). Et que cette histoire mérite d’être racontée. Car Love of Life est non seulement un hommage à l’esprit et à la lettre de Jack London, mais il a été enregistré sur les terres de l’auteur de Martin Eden à Oakland en Californie. L’illustration de la pochette part même d’une photo du trio improvisant sur la tombe de l’écrivain, là où il avait son ranch, à 80 kilomètres au nord de San Francisco, dans la magnifique Sonoma Valley.
Trois ans après avoir divagué autour de musiques de films sur Bandes Originales, Courtois-Erdmann-Fincker s’amusent donc à imaginer des soundtracks inspirées à la prose inspirante de Jack London (…Lire la suite…)
JAZZBOIS – Jazzbois
Pour se faire connaître, il y a plusieurs chemins. Il y a le bouche à oreille. Il y a les réseaux, virtuels ou non. Il y a les plateformes, les playlists ou les émissions. Et puis il y a cette bonne vieille méthode qui fonctionne depuis des lustres: la putain de belle pochette qui t’accroche le regard comme si sa vie en dépendait. Quand on est tombé sur celle de Jazzbois, on s’est dit qu’avec un tel contenant à mi-chemin entre les silhouettes de Magritte et les affiches de Saul Bass (on dirait le vert du générique de La Mort aux Trousses), le contenu devait être affriolant. Eh bien, bingo, grâce au travail du graphiste Callum Rooney, on venait de découvrir les BadBadNotGood de Hongrie.
Pourtant, derrière cette formule parlante mais forcément réductrice se cache bien plus qu’un ersatz aux chantres canadiens des mélanges entre jazz et hip-hop. Si on retrouve bien chez Jazzbois ce groove biberonné aux beats de Madlib, RZA ou Dilla, on sent que la triade Bencze Molnar (claviers) – Tamas Czirjak (batteries) – Viktor Sági (basse, guitare) s’est également nourrie de fusion à la Herbie Hancock (…Lire la suite…)
VULA VIEL – What’s Not Enough About That
Sur le papier, l’idée d’un groupe qui mélange l’esprit jazz, le son punk et les traditions des Dagaris (un peuple qui vit entre le Ghana et le Burkina Faso), ça peut faire grimacer. Tout simplement parce que c’est difficile à imaginer, ça peut faire un peu pizza aux sushis ou sushis à la pizza. Et pourtant, à l’écoute de ce troisième album des Anglais de Vula Viel, cette hypnotique hybridation transcontinentale sonne totalement naturelle. C’est la force des bonnes greffes: nous faire croire qu’elles existent depuis toujours.
Cette idée de génie, c’est une percussionniste du Yorkshire qui l’a eue après avoir passé trois ans au Ghana à s’initier à l’art du gyil – un xylophone en bois originaire d’Afrique de l’Ouest. Pour son power trio pas comme les autres, Bex Burch a ensuite été chercher deux artistes qui, comme elle, aiment franchir barrières, frontières et limites avec la plus grande des décontractions: la bassiste entendue chez Melt Yourself Down Ruth Goller et le batteur du Daniel Erdmann’s Velvet Revolution ou du Primitive London d’Antoine Berjeaut, Jim Hart. (…Lire la suite…)
GIL SCOTT-HERON & MAKAYA McCRAVEN – We’re New Here
Au départ, on était sceptiques. Ré-inventer l’ultime album de Gil Scott-Heron, Jamie xx l’avait déjà fait en 2011, soit quelques mois à peine après la sortie du génial I’m New Here. Ça s’appelait We’re New Here et ça proposait une enthousiasmante version dansante du chef-d’oeuvre de noirceur du poète américain. Mais, pour fêter les dix ans de ce très court album aux très longues idées, Richard Russell, le boss de XL Recordings qui avait motivé Gil Scott-Heron à retourner en studio à l’époque, a voulu retenter l’expérience.
Quand on a appris la nouvelle, on a d’abord pensé à la célèbre phrase de Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : «Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.» Mais comme c’était le batteur Makaya McCraven qui s’y collait, on a beaucoup moins pensé à la farce, à Marx et aux cours d’histoire mais plutôt à tous les coups de maître de l’Américain sur le label International Anthem: le fondateur ln The Moment, le rentre-dedans Where We Come From, le surpuissant Highly Rare ou le magistral Universal Beings. (…Lire la suite…)
NAVY BLU – Àdá Irin
Oubliez les Tony Parker et les Yannick Noah. Car oui, quand les grands sportifs décident de se mettre à la musique, ce n’est pas toujours synonyme de naufrage. La preuve avec le rappeur et beatmaker Sage Elsesser. Skateur professionnel sponsorisé par les très puissantes marques Converse et Supreme, ce jeune Californien (à peine 23 années au compteur) a commencé en 2015 à sortir quelques EP et featurings sous l’alias Navy Blue. Grand pote d’Earl Sweatshirt (qui l’a même interviewé en 2017 pour le site new-yorkais Quartersnacks), le garçon figurait d’ailleurs à la prod de plusieurs titres du très expérimental et passionnant Some Rap Songs en 2018. Il faut dire que Sage Elsesser appartient à Illegal Civilization, une ligne de fringues et de skateboards très proche du collectif Odd Future et donc aussi de Tyler The Creator ou Frank Ocean.
Après cinq années de petits formats, le garçon sort donc enfin son premier LP en bonne et due forme: dédié à la mémoire de son grand-père Madison T Shockley, Àdá Irin est une saisissante réussite. (…Lire la suite…)
JEFF PARKER – Suite for Max Brown
Une bonne équipe de foot, de basket ou de rugby, ça doit savoir gérer, alterner, équilibrer jeu long et jeu court. C’est plus qu’essentiel: c’est vital. Sinon elle prend le risque de se faire caricaturale et l’adversaire peut alors lire en elle comme dans un livre ouvert. Eh bien si Suite for Max Brown était une équipe, il saurait parfaitement déstabiliser ses concurrents. Car son auteur/entraîneur, Jeff Parker, y magnifie l’art de l’interlude. Non seulement, elles y sont magnifiques (“C’mon Now” et son sample d’Otis Redding, le contemplatif “Del Rio” ou le minimaliste “Lydian”), mais leur esprit irrigue aussi les morceaux plus longs comme l’impressionnant final, “Max Brown”. Et puis l’interlude, ça représente bien la philosophie du guitariste de Chicago sur cet album: un pied dans le jazz, un pied dans le hip-hop. A tel point que si on nous disait que Madlib, Kenny Burrell, J Dilla, ou Jim Hall étaient aux manettes de Suite for Max Brown, on ne serait pas vraiment étonnés.
Il faut dire que tout a commencé un jour où Jeff Parker était DJ et qu’il a joué en même temps du Nobukazu Takemura et le premier mouvement du A Love Supreme de John Coltrane. (…Lire la suite…)
JEREMY CUNNINGHAM – The Weather Up There
Batteur omniprésent sur la scène de Chicago (le magnifique projet Resavoir l’an dernier, c’était lui), Jeremy Cunningham n’a pas encore la réputation de son confrère Makaya McCraven, même s’ils ont tous deux joué avec les figures que sont Jeff Parker ou Marquis Hill. Mais avec cet album baptisé The Weather Up There, il a peut-être réalisé son In The Moment à lui, à savoir le disque qui va faire circuler son nom aux quatre coins du monde. A un détail près et il est de taille: Makaya McCraven avait imaginé son fameux disque d’auto-collages comme une oeuvre de re-création quasi ludique. Pour Jeremy Cunningham, c’est une toute autre histoire, bien plus tragique. Et pour cause: ce disque, il le dédie à son frère Andrew, décédé en 2008 suite à l’intrusion de cambrioleurs à son domicile.
Pourtant, même s’il y a deux manières d’écouter ce The Weather Up There – en connaissant le contexte ou en l’ignorant -, dans les deux cas, l’expérience est prenante. (…Lire la suite…)
IMMORTAL ONION – XD [Experience Design]
Immortal Onion, ce fut l’une des premières découvertes du Grigri (la preuve ici). Pour leur musique bien sûr, mais aussi pour leur imparable blaze qui sonne comme une réponse aux Smashing Pumpkins (les citrouilles fracassantes). Des oignons immortels, ça fait penser à une plante Highlander et tout ce qui fait penser à Highlander fait toujours du bien, surtout en temps de coronavirus. En plus, derrière ce nom de groupe potache, il y a du fond. Car ces trois jeunes Polonais jouent dans la cour du jazz qui fait pleurer, et pas seulement quand on l’épluche. Pas étonnant que Tomir Śpiołek (piano), Ziemowit Klimek (basse) et Wojtek Warmijak (batterie) revendiquent clairement l’influence du Esbjörn Svensson Trio et de Tigran Hamasyan, deux puissants ambassadeurs du jazz à émotions et sensations fortes.
Les sensations fortes, c’est vraiment le maitre-mot de ce second album studio généreux en rebondissements, trois ans après le Ocelot of Salvation qui avait assis leur réputation avec autorité. (…Lire la suite…)
KNXWLEDGE – 1988
Knxwledge sort tellement de disques qu’on a parfois du mal à s’y retrouver. Juste en 2020 – et nous ne sommes même pas encore en avril – 1988 est déjà le quatrième. Sur sa notice Wikipedia, sa discographie où l’on trouve pêle-mêle son fameux binôme avec Anderson .Paak comme sa non moins fameuse collaboration pour Kendrick Lamar et ses inspirants remixes de Meek Mill, est même plus longue que sa bio. Comme si le garçon ne se définissait que par sa musique et uniquement par sa musique. Pourtant, ce nouveau coup de force du beatmaker californien a comme un air de jamais vu. Et pas seulement parce qu’il sort très officiellement sur le label Stones Throw et non comme une énième mixtape sur Bandcamp.
Pour la toute première fois, Knxwledge montre sa trogne en pochette. D’ordinaire, le natif de Philadelphie la joue plutôt discret. Sur Hud Dreems il y a cinq ans, il s’affichait même en inspecteur mystère cousin de l’énigmatique Fantôme Noir de Disney. (…Lire la suite…)
MAJID BEKKAS – Magic Spirit Quartet
IIl y a des disques qui vous font partir loin, très loin alors que vous avez toujours le fondement désespérément vissé au canapé. En cette ère de confinement, ces oeuvres se révèlent plus que précieuses – et pas seulement parce qu’elles dispensent de la rébarbative attestation de déplacement dérogatoire. Non, elles sont précieuses parce qu’elles nous ouvrent des nouveaux horizons mentaux qui ont des tronches de grands bols d’air. Bref, des shakras qui fleurent bon l’ivresse (celle qui empêche de sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre).
Le Magic Spirit Quartet de Majid Bekkas fait évidemment partie de ces albums buissonniers et dionysiaques. On dirait même plus: il en fait doublement partie. Car outre l’intense trip spirituel auquel il invite, il se présente aussi et surtout comme une alliance transcontinentale entre l’Afrique du Nord des Gnawas et l’Europe boréale des Scandinaves. (…Lire la suite…)
TIGANA SANTANA – Vida-Código
Tiganá Santana ressemble à un plongeur des profondeurs, de type Jacques Mayol dans l’océan du son. Profondeur de la voix, profondeur de l’âme, profondeur de la pensée. A contre-courant du monde tintamarre, le Brésilien ne chante pas fort, prend son temps (Vida-Codigo est seulement son quatrième disque en dix ans) et ne succombe pas à l’hégémonie de l’anglais: sur ce nouvel album, il jongle entre portugais, espagnol, français et kikongu (langue bantoue parlée en Angola, au Gabon et dans les deux Congo). Il faut dire que le garçon vient de soutenir en thèse en philosophie à l’Université de São Paulo. Et sa musique dégage la sérénité du sage bien dans ses concepts.
Avec le temps, on a même l’impression que le natif de Salvador de Bahia retire un à un tous les ornements dans sa case musicale. (…Lire la suite…)
LAURENT BARDAINNE TIGRE D’EAU DOUCE – Love is Everywhere
« Pourquoi faut-il que le lion féroce devienne enfant ? », demande Nietzsche dans Ainsi Parlait Zarathoustra. Et comme tout bon philosophe qui se respecte il répond à sa propre question: « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un « oui » sacré. » Tout se passe comme si Laurent Bardainne avait réalisé la prophétie du mage allemand dans son premier album sous son nom, lui qui avait jusqu’ici plutôt eu tendance à agir sous des alias aussi excitants que Limousine, Poni Hoax ou le Thomas de Pourquery Supersonic. Une impression d’autant plus crédible que Nietzsche n’a eu de cesse de louer “la belle humeur” dans la musique. Et que tout dans Love Is Everywhere sonne comme un hymne à la joie. D’où ce constat possible: là où Limousine exposait la face mélancolique et clair-obscur du saxophoniste français, son Tigre d’Eau Douce explore son côté lumineux, voire bon enfant. (…Lire la suite…)
MATTHEW TAVARES & LELAND WHITTY – Visions
Depuis qu’il a quitté BadBadNotGood quelques mois après la sortie de IV en 2016, le groupe canadien a perdu comme une étincelle, notamment dans leurs concerts, bien plus sages que par le passé. Pianiste et cofondateur du trio devenu quartet, Matthew Tavares était pour beaucoup dans la puissance de feu de cette imparable machine à groove jazz-hip-hop adoubée par Kendrick Lamar, Tyler The Creator ou Ghostface Killah. Parti (officiellement) sans heurts ni regrets, le garçon avait ensuite multiplié les projets solos sans véritablement trouver sa voie, comme s’il multipliait les croquis en vue de son grand-oeuvre. C’est maintenant chose faite avec cet impeccable Visions qui débarque sur un label d’ordinaire dévolu aux géniales rééditions africaines ou brésiliennes, Mr. Bongo. Et comme un symbole, c’est en retrouvant une partie de BBNG (le saxophoniste et flûtiste Leland Whitty) que Matthew Tavares retrouve de son panache, de sa grâce, de son envergure.
Porté par une intro dantesque (“Through The Looking Glass”, le chef d’oeuvre de l’album), Visions se révèle aussi acoustique, aérien et impressionniste que BadBadNotGood est/était synthétique, tellurique et hypnotique. (…Lire la suite…)
EL MICHELS AFFAIR – Adult Themes
Avec Adult Themes, c’est clairement une bouteille à la mer que lance Leon Michels: comme un CV grandeur nature jeté dans les boîtes aux lettres des cinéastes du monde: “embauchez-moi pour faire vos satanés B.O. bordel de merde! Vous attendez quoi????” Si avec ces douze titres magnifiques, le message ne passe pas, c’est à ne plus croire dans les oreilles du 7e Art. Après, il faut qu’il se méfie le Leon parce qu’avec ce titre de disque, c’est plutôt les producteurs de films X qui vont s’empresser de le contacter – ce qui peut avoir son charme aussi. Et même si Jacquie, Michel ou Marc ont plein de qualités, c’est plutôt Quentin, Martin ou Spike que l’Américain convoite avec cette soundtrack imaginaire pleine de rebondissements, de moments funk et de séquences soul.
Il faut dire que son titre peut s’entendre comme un Thèmes d’Adultes tout comme un Thèmes pour Adultes. Et tous les morceaux jouent clairement sur la polysémie entre être adulte/parent (on entend les pleurs de son fils sur “Life of Pablo”) et être adulte/personne en capacité légale et physique d’avoir des relations sexuelles consenties (d’où la “Villa” qui évoque immanquablement l’imaginaire érotique). (…Lire la suite…)
DINOSAUR – To The Earth
Quand on pense Dinosaur, on peut penser apparatchik de la politique. Mais on peut penser aussi Jurassic Park. Avec ce quatuor from UK, c’est plutôt la seconde option qui s’offre à nous. Tout se passe comme si, la trompettiste Laura Jurd et ses alliés avaient décidé de choper l’ADN du “vieux jazz” pour le faire revivre à la sauce 2020. C’est flagrant sur “Slow Loris” où l’on a l’impression d’écouter du Dizzy Gillespie à la moulinette minimaliste, sur “Banning Street Blues” et sa belle humeur à la Ramsey Lewis (en plus anguleux) ou sur “Absinthe” qui a comme une tête de standard voilé à 4H du mat’ dans un vieux bouge visqueux de whisky. A l’image de sa (splendide) pochette brumeuse To The Earth a parfois des faux-airs de fin du monde. Du moins, de monde parallèle. Et son morceau final, “For One”, aurait d’ailleurs très bien pu figurer au générique de Twin Peaks.
Ce n’est pas pour rien si ce disque se mérite. Comme un labyrinthe, il ne s’offre pas directement au premier venu. C’est à force de s’y promener qu’on y trouve des dizaines et des dizaines de recoins merveilleux. (…Lire la suite…)
SONNYJIM X ILLINFORMED – The Chemistry Must Be Respected
Malgré son alias, Sonnyjim (fiston, gamin ou mon petit gars en VF) est loin d’être un bleu. En anglais, on parle même de veteran. Et pour cause, le garçon représente la crème de l’underground made in UK depuis plus de quinze piges. Natif de Birmingham, il a été l’un des meilleurs rappeurs de battles avant de fonder son label Eat Good Records et d’enchaîner les disques avec un rythme aussi mitraillette que le flow de ces débuts. Son style? Une certaine nonchalance alliée à un amour immodéré pour les prods léchées, jazz, soul et nineties. Sa métaphore favorite? La cuisine. Patron des Disques du Bien Manger, Sonnyjim n’a de cesse de répéter qu’il affectionne tout particulièrement les grands restaurants, comme une manière de sous-entendre qu’il propose du hip-hop cinq étoiles et fait main par opposition à ceux qui font du rap fast-food et industriel.
Sous forte influence US, le néo-Londonien assume totalement ne pas écouter de rap UK (la preuve ici) et préfère s’entourer d’Américains (…Lire la suite…)
ETIENNE DE LA SAYETTE – Kobugi
Dans la présentation de ce nouveau disque solo qu’il a auto-produit, auto-sorti (sur son micro-label Muju Records) et auto-joué (il y jongle entre sax, claviers, basse, etc.), Etienne de la Sayette tient à peu près ce langage: “On y retrouve certaines de mes obsessions sonores telles la vibe bien typée des kalimbas africaines et les orgues des sixties”. Et c’est exactement ce mélange entre DIY assumé, world trafiquée et jazz crados qui fait tout le charme de ces neuf titres tout aussi emballants les uns que les autres. Véritable patchwork entre Asie, Afrique et Amérique(s), entre afrobeat, minimalisme et ethio-jazz, Kobugi semble parfois hanté par le fantôme du maestro des bidouilleurs de synthés, le maître des trips entêtants, le boss de l’Afrique onirique: Francis Bebey.
Il faut dire que ceux qui aiment lire les notes de pochette savent qu’Etienne de la Sayette est l’un des fondateurs d’Akalé Wubé, l’un des plus flamboyants représentants de l’ethio-jazz made in France – la preuve, ils ont même oeuvré pour le 30e volume des célèbres “Ethiopiques” aux côtés de la légende Girma Beyene. (…Lire la suite…)
FATGYVER – Small Songs That My Samplers Sing
On connaît le dicton: on n’est jamais mieux servi que par soi-même. FatGyver a donc choisi de sortir Small Songs That My Samplers Sing pour célébrer son 40e anniversaire le 21 mars dernier. Il s’est même offert le nouveau graphiste préféré des beatmakers, Abstractjity, pour réaliser sa pochette délicieusement rétro. En se faisant un beau cadeau, il a fait d’une pierre deux coups puisqu’on peut tous profiter de ce présent, et même gratuitement si l’on veut puisque le disque est en téléchargement libre sur Bandcamp.
Derrière ce drôle de pseudo clin d’oeil au célèbre bricoleur à mulet des années 90 se cache Fanu, un Finlandais hyper actif et archi reconnu dans le monde des musiques électroniques qui tabassent et caressent en même temps. Lors de la sortie en 2008 d’un incroyable album expérimental avec Bill Laswell, le label allemand Karlrecords n’avait pas hésité à le surnommer le “Art Blakey de la drum’n’bass”. Une comparaison d’autant plus appropriée que la fine fleur de la funk et du jazz était présente sur ce Lodge: Bernie Worrell, Graham Haynes et Nils Petter Molvaer. (…Lire la suite…)
ETUK UBONG – Africa Today
Bordel, qu’est-ce qu’on le déteste ce Covid. Il nous empêche d’éprouver grandeur nature une intime conviction: “Mass Corruption” ou “African Struggle” vous/nous feraient transpirer par tous les pores si on les passait en DJ-Set. Car l’une des très nombreuses qualités d’Africa Today, c’est sa transe. Cousine des folies afrojazz de Manu Dibango (période Africadelic) ou des manifestes afrobeat de Fela Kuti, la musique d’Etuk Ubong fait danser et penser dans un même geste. Elle est à proprement parler furieuse. Et même quand elle se fait plus douce et méditative sur “Spiritual Change”, le Nigérian chante dans le plus grand des calmes: “The Problems of African Lies Within Us”.
Etuk Ubong, on le voit, n’est pas là pour rigoler – et ce, dans tous les sens du terme. Il suffit de jeter un oeil à son CV de trompettiste pour s’en convaincre: passé par le Peter King College of Music, la Muson School of Music et l’Université du Cap, le garçon a fait ses gammes aux côtés de la légende highlife, Victor Olaiya – tout comme Fela Kuti et Tony Allen en leur temps. (…Lire la suite…)
79RS GANG – Expect The Unexpected
Attendez-vous à l’inattendu, proclame le 79rs Gang. Eh bien, on peut dire que les Néo-Orléanais ne nous mentent pas sur la marchandise: Expect The Unexpected part littéralement dans tous les sens. Difficile même de trouver une véritable ligne directrice à ce défilé endiablé qui navigue entre rap, fanfare, techno, chansons traditionnelles d’Indiens de Mardi gras et émouvantes envolées a cappella. Mais c’est justement ce qui fascine: le 79rs Gang se contrefiche du bon goût, du formatage ou de la logique. Il se donne à fond, à fond, à fond, bidouille synthés ou boîtes à rythmes et accouche de séquences complètement emballantes.
Association inédite entre les Big Chiefs de deux gangs de Black Indians – les habitants africains-américains de La Nouvelle-Orléans – 79rs Gang est à l’image de sa ville de naissance: un véritable creuset d’histoires, d’influences et de genres. (…Lire la suite…)