Symbole de la révolution tunisienne de 2011, la chanteuse Emel Mathlouthi fait une apparition dans le nouvel album de Laura Perrudin, Perspectives & Avatars. Avec « Metasong », les deux chanteuses nous embarquent dans une réflexion métaphysique sur la musique. Un duo fascinant qui vient rassembler deux univers sonores en miroir.
Après Impressions et Poisons & Antidotes, la harpiste-compositrice-chanteuse Laura Perrudin a sorti le 9 octobre Perspectives & Avatars. Elle présente ce nouvel album comme une succession de points de vue, de perspectives sur des figures de l’ultra-modernité. Il y a « The W World » en collaboration avec Becca Stevens qui évoque la chasse aux sorcières que subissent (au passé comme au présent) les femmes-artistes et plus globalement les femmes indépendantes ; il y a « Push Me » avec Philippe Katerine qui parodie les enquêtes de satisfaction qui nous enjoignent à pousser des boutons infantilisants pour évaluer le service dans les gares, dans les trains, dans les entreprises ; ou encore « Major Allegory of Norm » avec Melissa Laveaux qui nous rappelle que « l’architecte de notre réalité » est invariablement « un homme blanc hétéro ».
Si les deux premiers albums de la chanteuse française étaient plutôt contemplatifs, cette nouvelle création a tout d’un petit traité de philosophie politique. Les textes évoluent, les textures aussi. Sous une multitude d’effets électroniques et autres bricolages acoustiques, les sons de la harpe chromatique de l’artiste sont méconnaissables. On découvre de nouvelles potentialités insoupçonnées de cet instrument souvent assimilé à la musique de chambre : la harpe devient tour à tour basse électrique, synthétiseur, percussion. Et par un tour de force remarquable, l’artiste dévoile sous nos yeux ébahis tout le processus de mise en forme de ces paysages musicaux pendant ses performances scéniques en solo (si si, il faut le voir pour le croire, et c’est possible ici).
Parmi ces petits bijoux, il y a aussi « Metasong », la chanson qui s’interroge sur elle-même (tout simplement). On y découvre alors la voix sublime de la chanteuse Emel Mathlouti, super star en Tunisie, relativement méconnue en France. Elle est considérée comme « la voix de la révolution tunisienne » après qu’elle a été filmée, pendant une manifestation, chantant son titre Kelmti Horra (« Ma parole est libre »). Ce manifeste politique en faveur de la liberté d’expression s’est vite mué en hymne de la révolte, et la consécration populaire lui a valu aussi bien un bannissement immédiat de la radio nationale, qu’une invitation, en 2015, à chanter pour la remise du prix Nobel de la Paix.
Quand on écoute son album Ensen (2017) produit par Valgeir Sigurðsson (Sigur Ros, Bjork, Feist), la nécessité d’un rapprochement avec Laura Perrudin tombe sous le sens. On y retrouve une ambiance, des choix esthétiques, des harmonies vocales similaires et des textes qui questionnent nos sociétés. Elle a sorti un nouvel album duo guitare-voix le 23 octobre, The Tunis Diaries, qui poursuit la direction plus contemplative prise par le précédent Everywhere We Looked Was Burning (2018) – comme si les deux chanteuses suivaient des trajectoires parallèles mais en sens contraire. Il n’est donc pas si surprenant que les deux chanteuses, au détour de leurs chemins, joignent leurs voix sur « Metasong » pour engager leur dialogue socratique : « la musique est-elle supposée être belle, signifier quelque chose, être comprise, ou seulement divertissante ? » ; Pourquoi s’évertuer à la vendre « comme un mac vend ses putes » alors qu’elle ne supporte plus d’être vide et aveugle ?
Bien que les contextes socio-politiques n’aient pas grand-chose à voir, les musiciennes partagent une indignation et des questionnements. Questions rhétoriques peut-être dans le cas de « Metasong », parce qu’à l’écoute des univers musicaux de Laura Perrudin et d’Emel Mathlouti, on est porté par la réponse qu’elles ont trouvé : celle d’une création qui ne se préoccupe pas de la norme, porte haut et fort la voix de l’indépendance contre les avatars de la modernité, et réhabilite la part de magie inhérente au travail de l’artiste.