La chaîne [Adult Swim], qui diffuse notamment Rick & Morty, a sorti dans un anonymat presque total une compilation démente, véritable florilège de la scène jazz expérimentale (en majorité) américaine actuelle. Ca s’appelle « New Jazz Century » et c’est tristement passé presque inaperçu en France. Heureusement, Le Grigri est là.
Pour son premier grand bain dans la galaxie jazz, on peut dire que la chaîne [Adult Swim] ne s’est pas foutu de nous, elle a réuni une équipe de nageurs de classe olympique pour cette épreuve en nage libre : Yazz Ahmed, Christian Scott, Matana Roberts, Angela Bat Dawid, Makaya McCraven, Colin Stetson, Sons of Kemet, Sarathy Korwar, Anteloper, Anna Weber, Eivind Opsvik, Gloatmeal, Yelfris Valdés, Nate Mercereau & Dave Harrington.
La compilation n’est disponible que sous format digital, en streaming libre sur le site d’Adult Swim. Loin de se limiter à une sélection épurée (ce à quoi on aurait pu s’attendre venant d’une chaîne de télévision de grande écoute), le producteur Luke Rhodes explique avoir voulu au contraire mettre en lumière la diversité du genre :
Le jazz a toujours été une influence sous-jacente aux types de musique que nous jouons sur Adult Swim. Mais nous n’avons commencé que récemment à mettre cette influence au premier plan. Une compilation semblait être l’occasion de mettre davantage le jazz sous les projecteurs, ainsi que de faire découvrir à notre public certains courants modernes de la scène jazz.
Adult Swim a peu de pitié, il n’a pas peur d’effrayer le nageur frileux qui viendrait checker la température du grand bassin du bout de l’orteil. C’est plutôt ce gamin tout-feu-tout-flamme qui vient faire une bombe à deux centimètres et asperger intégralement cette pauvre âme. On ouvre les hostilités avec un voyage spatiale conduit par la trompettiste Yazz Ahmed (britannique pour le coup), puis c’est la flûte de la « chasseresse » de Christian Scott, l’ambiance inquiétante du « Copland » d’Anna Weber, le free-jazz magnétique d’Anteloper, le solo de guitare complètement déconstruit de Jessica Ackerley, les tambours mystiques de Sons of Kemet,… Le tout est clôturé par l’intensité rythmique de l’inimitable McCraven et on a comme l’impression de sortir du tunnel interstellaire de 2001 : l’odyssée de l’espace.
En sortant sa compilation en même temps (à peu de choses près) que son très attendu homologue britannique de Blue Note, Adult Swim a un peu des airs de Michael Phelps qui montrerait ses fesses à Mark Foster (oui, on ne se lasse pas de filer la métaphore) : c’est inattendu, gentiment prétentieux et terriblement excitant. Bien sûr, loin de nous l’idée de départager ces faux concurrents, qui s’offrent simplement une petite brasse amicale côte-à-côte. Mais il y a de quoi relever ce qui distingue ces deux manifestes pour un nouveau siècle de jazz qui s’annonce palpitant.
A ma gauche donc, Adult Swim qui réunit en grande majorité la scène américaine, pour des compositions originales, particulièrement audacieuses, dans une esthétique qui rejoint l’ADN de la chaîne qui diffuse Rick & Morty ou Futurama – un mix savoureux entre l’organique et l’électronique. A ma droite, Blue Note, porte-étendard d’une scène britannique qui perpétue la tradition des « standards » en reprenant pour la plupart des titres des grands classiques jazz et soul, et poursuit son virage hip-hop et dance music amorcé depuis la fin des années 90.
Pas de doute là-dessus, la compil de Blue Note est bien plus accessible aux oreilles peu aguerries, mais elle n’en est pas moins stimulante. On pense, par exemple à la version house de « Speak No Evil » d’Emma Jean Thackray, au « Illusion » planant de Skinny Pelembe ou encore au « Search for Peace » morriconesque d’Ishmael Ensemble. Ici, tout est bourré d’influence, d’histoire, et la poussée de l’innovation se fait à l’intérieur même de ce terreau inépuisable. « New Jazz Century » à l’inverse, et comme l’annonce bien la pochette de l’album, réussit son pari de nous embarquer dans sa navette spatiale, pour un voyage littéralement hors-sol.
Ce qui les réunit sans aucun doute, c’est que ces deux beaux cadeaux de fin d’année figureront très haut dans le top des meilleures compilations – de l’année, de la décennie ou du siècle peut-être ?
Auguste Bergot