En ces temps d’échanges à distance de cadeaux sous sapin, c’était le moment de (re)mettre en avant l’art délicat mais fascinant de la compilation. Au menu, quatre anthologies concoctées par des labels européens collecteurs de pépites mondiales: les Espagnols d’El Palmas Music, les Hollandais d’Everland Music, les Anglais de Strut Records et Africa Seven. Destination les Etats-Unis militants, le Cameroun disco, l’ex-Yougoslavie funk et le Vénézuela bariolé.
Black Fire
Soul Love Now: The Black Fire Records Story 1975-1993
Black Fire. Avec un tel nom de label, difficile de ne pas être habité par le feu sacré de la Great Black Music. Et même sans connaître l’histoire derrière les dix titres compilés par Strut Records, on ressent la transcendance, la puissance, la poésie qui se dégagent des magnifiques tracks de Theatre West, Experience Unlimited ou Byard Lancaster. C’est d’ailleurs le caractère intime du « spiritual jazz »: montrer à chaque instant que la musique, c’est plus que de la musique. C’est des idées, des pensées, des combats, des cris, des rêves. Et plein d’autres choses qui nous sortent de notre train-train. Sortir du train-train de l’Amérique raciste, c’était justement l’un des buts du DJ-producteur Jimmy Gray et du saxophoniste James ‘Plunky’ Branch quand ils ont fondé ce label vibrant en 1975. Leur inspiration principale ? Strata-East, la légendaire maison fondée par Charles Tolliver et Stanley Cowell qui venait d’atteindre le haut des charts grâce au “Bottle” de Gil Scott-Heron. Leur(s) grand(s) succès à eux, Black Fire le(s) doivent au cultissime Oneness of Juju, le groupe de James “Plunky” Branch, dont on retrouve ici logiquement trois titres et notamment un live ardent et inédit à Washington D.C. En moins de vingt ans (la clôture officielle date de 1993), le label n’a pas sorti autant de disques qu’il l’aurait souhaité, dû à des problèmes financiers constants. À l’écoute de cette compilation parfaite au croisement du jazz, de la soul et des traditions africaines, on se dit que c’est évidemment plus que dommage: c’est rageant. Mathieu
Jo Bisso
African Disco Experimentals (1974 to 1978)
Label: Africa Seven
Avec ce recueil des plus belles pièces de Jo Bisso et d’une folle époque disco, on est davantage dans le domaine de l’anthologie que de la simple compilation. Né au Cameroun mais biberonné à la rumba du proche voisin – le Congo et ses Tabu Ley Rochereau, TP OK Jazz and co – Jo Bisso se construit en écoutant les maitres de la soul américaine (Otis Redding et Wilson Pickett) et les premiers émois chantés d’un certain Johnny Halliday (si, si). Il débarque au début des années 70 en France, franchit l’Atlantique dans la foulée pour atterrir au Berklee College of Music de Boston où il va faire se confronter sa passion pour le funk, ses origines africaines et les premiers pas du disco. Le résultat, étonnant et détonant, va faire parler la poudre dès les prochains DJ-set du Grigri – talonnettes/pattes d’eph’ requis. Des percussions tribales du morceau d’ouverture “Love Beat” aux cordes mielleuses et à la ligne de basse langoureuse de l’interminable “Play Me”, cette anthologie made in Africa Seven Records regorge de douces folies. De la samba de “Disco Madonna”, du saxophone jazzy aux guitares électriques de “Let’s keep it together”, tout est passé à la sauce disco. Si ça donne parfois l’image de retrouvailles kitsch à souhait, façon roman-photo, ça rappelle surtout l’excellence du disco, creuset de genres, d’influences et d’époques tel qu’il était au début des années 70. African Disco Experimentals, c’est une promesse de notes de strass et de velours et la garantie d’un nouvel An – même confiné – de qualité supérieure.
Antoine
Jugoton Funk vol.1
A Decade Of Non-Aligned Beats, Soul, Disco And Jazz 1969-1979
Jugoton, c’était plus qu’un label, c’était un empire. Il faut dire que c’était la seule et unique maison de disques d’un pays aujourd’hui divisé en six nations, la Yougoslavie. Résultat, comme beaucoup d’institutions similaires parmi les bastions soviétiques, Jugoton a touché à absolument toutes les esthétiques musicales, des musiques folkloriques en passant par les recherches expérimentales, le rock, le jazz, le r’n’b ou même les candidats à l’Eurovision. Fondé en 1947 et dissout en 1991 avec l’indépendance de la Croatie (son siège était à Zagreb), le label a régné pendant plus de quatre décennies sur la République fédérative socialiste fondée par le maréchal Tito. C’est dans ce catalogue gargantuesque et labyrinthique que Dr. Smeđi Šećer & Višeslav Laboš se sont plongés pour ressortir une vingtaine de pépites funk, disco ou soul, témoins de la maîtrise “Jugo” des musiques de l’Ouest. Sorte de paradis pour beatmakers, cette compilation qui se restreint à la décennie 1969-1979 fait découvrir un incroyable aréopage de grooves slaves. Mentions spéciales pour le jazz-rock synthétique du groupe More, la pop funky de Ljupka Dimitrovska, les cuivres cinégéniques du Plesni orkestar RTZ, la disco impeccable de Igor Savin ou la « library music » prête à sampler d’Arsen Dedić. Sans parler d’un étonnant Nino Ferrer à la croate, Marijan Kasaj. Bref, vous l’aurez compris, Jugoton Vol.1, c’est comme un calendrier de l’Avent : à chaque track ouverte, on découvre une gourmandise.
Mathieu
Color De Trópico
Compiled By El Drágon Criollo & El Palmas
Compiler une décennie musicale d’une nation comme le Venezuela en 27 minutes est un art majeur, qui implique de ne conserver que la crème de la crème des aventures sonores d’un pays que le pétrole n’aura pas encore défloré. El Palmas (Maurice Aymard) et El Dragon Criollo (Paulo Olarte), deux diggers de l’extrême, ont fouiné la richesse d’un pays, qui entre 1966 et 1978, faisait ses premiers pas en démocratie et dessinait un futur musical à la croisée d’influences régionales – guajira, joropo, cumbia, etc – et internationales – jazz, rock, psyché, funk et disco. Ils ont sélectionné et compilé huit pépites d’or (noir) pour le label barcelonais El Palmas Music, pour une sortie en vinyle sous le titre Color De Trópico. Des trompettes ska matinées de mélodie caribéenne d’Hugo Blanco, au big-band de jazz créole de Germán Fernando qui a avalé des thèmes de James Bond et Batman, au funk psyché et cosmique du Grupo Almendra en passant par la cumbia spectrale de Tulio Enrique León et sa reprise du tube disco français « El Bimbo », Color De Trópico nous balade de petits plaisirs en grands kiffs. De ce qui aurait pu être un simple kaléidoscope de sons du passé, El Palmas et El Dragon Criollo signent un instantané d’un grand pays de la musique, un hommage aux nombreux précurseurs et magiciens d’une époque révolue. À écouter et offrir sans modération.
Antoine